Misère
Dans mon école y a une paire d'enfants en souffrance.
Dans mon école y a 13 CM2 qui partent en SEGPA (classe spécialisée en collège) sur les 56.
Ça fait 1/4.
C'est la moyenne sur l'ensemble de l'école. Ce quart-là ne réintègrera jamais le cursus normal. Ce sont des "cas lourds". Mais il ne faut jamais dire jamais. Dans chaque classe, il y a entre deux et six élèves qui relèvent du spécialisé. Du vrai spécialisé.
Dans mon école, y a une mère qui crie à la tête de ma collègue-et-néanmoins-amie, "j't'emmerde" à la sortie, devant 30 enfants et 20 parents, pour une histoire de blouson. Puis elle s'adresse au directeur "je parle au coq, c'est l'âne qui répond !".
Heureusement dans mon école, "on" (nous, l'équipe") a beaucoup d'humour, et c'est fou tout ce qu'on ne prend pas personnellement, hé hé.
Dans mon école y a des mamans qui s'foutent sur la gueule méchamment à la sortie, pour des insultes de gamins à la récré (ça c'était en septembre. Ça nous a pris 10 jours pour les calmer).
Dans mon école y a une grand-mère qui nous rapporte les clés que sa petite-fille, qui vit chez elle, a oubliées. "Et c'est qui votre petite-fille ?"."Oh... c'est, euh, oh, ça me revient pas..." Finalement elle a retrouvé le nom de famille, écorché, on lui a soufflé le prénom. Il y a 4 ans, le seul numéro que j'avais pour une gamine c'était celui de sa grand-mère... que j'ai dû convaincre, après avoir refait l'arbre généalogique par téléphone avec elle, de sa filiation. Mais de toutes manières elle était trop loin pour venir chercher sa petite-fille qui vomissait (ah c'est du côté de machin, c'est la fille à truc, oui je vois maintenant).
Dans ma classe, y a un gamin qui va se faire opérer pour la 7e fois en 9 ans de vie d'un problème au diaphragme. Il a peur de mourir, il a peur de ne jamais sortir de l'hôpital. Sa mère ne reste pas avec lui, elle peut pas. Elle est mal-voyante et à l'hôpital i z'ont des trop petites télés, elle voit rien.
Dans ma classe, y a un gamin qui dit "nique ta mère" à sa sœur, et ça la fait pleurer.
Dans ma classe, y a deux gamins qui loupent régulièrement 1/2 journée d'école parce que maman n'a pas entendu le réveil.
Dans ma classe y a un classeur de feuilles qui a disparu. Je crois que je préfère m'en réjouir.
Dans ma classe, y a une maman qui ne peut pas aider sa fille à répondre à une enquête sur notre ville. Elle n'a aucune idée de comment s'appellent les habitants de la ville, ne connaît absolument pas le nom du nouveau maire. Et ne voit pas du tout où elle pourrait trouver l'info, elle n'a pas de dictionnaire à la maison, ni internet. Pas d'idées, non.
Dans ma classe y a une maman de 25 ans qui dit à sa fille de 8 ans "c'est pour toi que je dis ça, moi ma vie elle est derrière !".
Dans ma classe y a encore beaucoup d'élèves qui oublient la majuscule à leur prénom ou à leur nom ou qui orthographient mal leur nom de famille. Peut-être que ce n'est pas grave. J'ai peut-être tort d'y voir là un symbole singulier.
Dans mon école on ne sait jamais à quel mot de vocabulaire nos élèves achopperont... nouille, toux, sirop, confiture, forêt, lilas, crinière. Ah non, pas crinière, dans ma classe, ils savent, c'est les cheveux du coq.
Dans notre école il y a près de 180 élèves de CE2, CM1, CM2 et de CLIS.
Notre école, elle est niveau 2 à l'enquête sociale. Ça veut dire, d'après ses chiffres, qu'elle est la deuxième école la plus pauvre du Nord de la France. C'est là que j'exerce mon militantisme de 8h00 le matin à 16h35 le soir, quatre jours par semaine, trente-six semaines par an. C'est là que j'éprouve mes convictions et mon humanité. C'est devant leurs mines souriantes que je tais autant que je peux mon atterrement ... pour ne pas les blesser encore plus. D'autres fois je m'emporte devant tant de passivité face à la vie, comment peut-on être aussi peu concerné par rien (pourtant ils ne sont pas blasés, je ne sais pas comment décrire ça. A côté.) ?! Je leur dis qu'un jour ils seront citoyens. Ils voteront. Des fois, j'ai honte, ça me fait peur.
Des fois j'ai peur de manquer de souffle, je pose un genou à terre, et mes amis-et-néanmoins-collègues prennent le relais, à charge de revanche. Des fois j'ai peur que ça ne serve à rien. D'autres fois (souvent), je voudrais avoir une grande grande grande maison et tous les accueillir. Je deviens prétentieuse, super-édukator. J'ai peur de glisser vers la condescendance et pire, le mépris.
Mais je sais que quoi qu'ils vivent, ils sont le bien le plus précieux que nous confient leurs parents, qui font ce qu'ils peuvent avec ce qu'ils ont, ou pas. Ces enfants parfois manquent de tout, sauf d'amour. C'est bête que ça ne suffise pas.
Aujourd'hui pour rien au monde je ne changerai de boulot et de quartier.
Parce que oui, c'est l'école de mon quartier. On m'a prise pour une folle lorsque j'y ai inscrit mes enfants. Mais je n'ai vu nulle part ailleurs des instits abattre le boulot qu'abattent mes collègues-et-néanmoins-amis, dans la joie et la bonne humeur (le plus souvent), avec entrain et bienveillance (toujours) et un refus catégorique de niveler par le bas ! Les excellents élèves qui passent par nos classes font péter tous les scores au collège et au lycée. Et l'inspection nous adore (bon d'accord, "nous apprécie beaucoup", c'est déjà pas mal hé hé).
Comment on dit "yes we can" en français ?